L’état d’urgence décrété après les attentats du 13 novembre 2015 entre, aujourd’hui, dans un temps long. En effet, la prorogation de la prorogation du 16 février 2016 plonge notre pays dans un ensemble de restrictions restreignant ainsi certaines de nos libertés parmi les plus fondamentales. Les Français semblent s’habituer, voire plébisciter, ces mesures d’exception. D’ailleurs, les plus convaincus n’hésitent pas à défendre cette loi au motif que ceux qui n’ont rien à se reprocher n’ont rien à craindre.
Seulement voilà, les mesures d’urgence masquent un dysfonctionnement sans précédent de nos administrations rendant notre pays particulièrement vulnérable aux attaques extérieures comme intérieures. Il suffit pour s’en convaincre d’analyser les deux décisions du Conseil d’État et du Conseil constitutionnel. La première relative à une assignation à résidence mal calibrée mais révélatrice d’une désorganisation au sein de l’appareil administratif et la seconde relative à la saisie des données informatiques opérée lors des perquisitions administratives.
Les juges ont, à ces occasions, malmené les dispositions relatives à l’état d’urgence. Parallèlement, il est permis de s’interroger sur les objectifs réels et non affichés de l’état d’urgence au regard du bilan disponible ce qui permettra à l’auteur de ces lignes de conclure que la loi du 20 novembre 2016 relative à l’état d’urgence est davantage utile à lutter contre la délinquance que de prévenir des attentats.
L’état d’urgence cerné par des juges
Deux juridictions ont rendu, à un mois d’intervalle, des décisions contre les mesures d’urgence. Le Conseil d’État s’est le premier distingué en suspendant l’assignation à résidence d’un individu surpris près du domicile d’une personne faisant l’objet d’une protection renforcée. En effet, la décision du Conseil d’État a mis en exergue une absence de discernement et une précipitation de l’administration. Cette décision de la plus haute juridiction administrative désavouant l’initiative du préfet à l’origine de cette assignation à résidence n’est qu’une suite logique de plusieurs rappels du ministre de l’Intérieur sur la mise en œuvre des mesures administratives à l’image de la circulaire Pepper grill du 25 novembre 2015 précisant les règles d’engagement des mesures d’urgence.
Ensuite, c’est le Conseil constitutionnel qui s’est distingué en contestant les saisies des données numériques au domicile des perquisitionnés. Dans cette affaire et sous l’impulsion de la Ligue des droits de l’homme, les juges constitutionnels ont reconnu que la saisie opérée chez un individu sans le contrôle d’un juge judiciaire était contraire à la Constitution. La décision du Conseil constitutionnel sonne comme un sérieux désaveu des pouvoirs conférés à l’administration dans le cadre de l’état d’urgence. Les juges de la rue Montpensier ont en réalité posé une limite à la marginalisation des juges judiciaires. En effet, dans le considérant 14, les juges ont indiqué que
« cette mesure est assimilable à une saisie ; que ni cette saisie ni l’exploitation des données ainsi collectées ne sont autorisées par un juge […] »
Cette dernière décision embarrasse au plus haut point l’administration puisqu’il est presque acquis que des procédures en annulation viendront contester la légitimité des perquisitions administratives ce qui aura pour conséquence d’annuler des actes de procédures et en définitive vider les poursuites judiciaires de leur substance. Ce qui est plus surprenant encore, c’est l’incapacité du Gouvernement à proposer une mesure alternative destinée à concilier l’équilibre entre l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public et le droit au respect de la vie privée, sauf à constitutionnaliser l’état d’urgence ce qui est aisément assimilable à un passage en force.
Pour conclure ce point, les juges des différentes institutions ont torturé les deux dispositions les plus importantes de l’état d’urgence. C’était peut-être leur façon d’exprimer leur plus vive opposition au prolongement de cet état d’exception.
L’état d’urgence au cœur d’un conflit institutionnel
L’état d’urgence couve en réalité un conflit entre d’une part l’autorité judiciaire jalousée de ses prérogatives en matière de protection des libertés individuelles et de répression des atteintes aux biens et aux personnes et d’autre part l’autorité administrative -préfet- lasse de solliciter le procureur de la République pour déclencher des opérations de police judiciaire.
Ces deux institutions se disputent, en d’autres termes, le contrôle de la police judiciaire. En effet, pour le procureur de la République, la police judiciaire est un moyen indispensable pour l’exécution des enquêtes. C’est dans cet état d’esprit que le magistrat Jean-Louis NADAL proposait dans son rapport, daté de 2013, relatif à la modernisation de l’action publique de « renforcer l’autorité fonctionnelle du ministère public sur la police judiciaire ».
De l’autre côté, le préfet pour assurer sa mission d’ordre et de sécurité publics doit disposer de renseignements provenant le plus souvent des services de police judiciaire. C’est, d’ailleurs, à partir de ces notes « blanches » critiquées par les juges que l’administration déclenche des perquisitions administratives ou prononce des assignations à résidence. La lutte contre le terrorisme repose, il est vrai, en partie sur le travail de la police judiciaire alors qu’elle est en sous-effectif et certainement mal équipée ce qui la conduit, probablement, à produire des notes, quelques fois, imprécises.
En conclusion, le conflit ancien opposant le préfet et le procureur de la République pour faire simple trouvera son dénouement dans la clarification des missions et des rapports entre ces deux acteurs de la sécurité comme le pointe le rapport d’information du sénateur HAENEL.
L’état d’urgence comme seule politique publique de prévention de la délinquance
L’état d’urgence n’a fait qu’exacerber les relations entre les autorités administratives et judiciaires. S’il est constant que les ministres de l’Intérieur et de la Justice n’entretiennent généralement pas d’excellents rapports entre eux, c’est justement autour de la question de la sécurité publique. Cette tension est également palpable au niveau local entre les procureurs de la République et les préfets. Combien de fois n’ai-je pas entendu des représentants de l’État contester des décisions de justice. Aussi, le temps long des juges judiciaires agace les forces de sécurité publique.
Le Gouvernement avec l’état d’urgence a mis la lumière sur un conflit larvé, dont il a favorisé l’éclosion. C’est ainsi que le président de la République, également, président du Conseil supérieur de la magistrature, en décrétant l’état d’urgence, a pris faite et cause pour l’administration. Le président du Conseil national des barreaux Pascal Eydoux indiquait que
« l’exécutif est-il en train de perdre ses nerfs dans sa lutte législative contre le terrorisme ? Avec pour conséquence une autorité judiciaire perdant son rôle de protectrice des libertés individuelles au profit d’un pouvoir préfectoral et d’un contrôle administratif a posteriori ? »
Plus récemment encore, le premier président de la Cour de cassation Bertrand Louvel a demandé lors de son audition devant les sénateurs de la commission des lois la restauration « du rôle de l’autorité judiciaire ». Ce régime d’exception a favorisé une dualité de deux systèmes aux fonctions et aux missions identiques.
L’exécutif aurait dû ou pu profiter de l’état d’urgence pour adapter nos institutions en charge de la lutte contre le terrorisme aux nouvelles menaces. Il n’en a rien fait. Aucune réorganisation n’a été opérée, le projet de loi contre le terrorisme actuellement en discussion creuse, un peu plus, le fossé. En effet et même si comme le rappelle le ministre de l’Intérieur, le « projet de loi relatif au terrorisme n’inscrit pas l’état d’urgence dans le droit commun », le recours à des mesures de police administrative au détriment de la police judiciaire constitue, de ce point de vue, une certaine régression pour nos libertés.
C’est ainsi que le Gouvernement propose une retenue administrative de 4 heures pour une personne qui apparaîtrait comme liée à des activités terroristes alors qu’il existe dans le Code pénal une infraction d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste dont la répression est confiée au juge judiciaire.
En fait, le gouvernement est responsable d’une confusion entre plusieurs institutions dont il aurait pu se glorifier d’avoir organisé son harmonisation pour plus d’efficacité. Au lieu de cela, l’exécutif a donné des pouvoirs exorbitants aux préfets souvent sans moyen pour lutter contre le terrorisme alors qu’en réalité ces pouvoirs ont été dévoyés pour lutter contre la délinquance.