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Driss Aït Youssef – La sécurité est-elle un droit fondamental ?

Depuis près de 18 mois, le terrorisme islamisme a tué 237 personnes en France. Jamais depuis l’instauration de la cinquième République, la France n’a connu pareille situation. Ces attentats atroces ont eu pour effet secondaire de fissurer l’unité de notre Pays. De fait, les Français ne semblent plus faire confiance au gouvernement pour assurer leur sécurité. Ce sentiment s’il est largement légitime et objectif semble souffrir d’une confusion entre le rôle et la responsabilité de l’état en matière de sécurité. En effet, la souveraineté d’une Nation repose, entre autres, sur sa capacité à assurer la sécurité de ses citoyens.

De Platon à Max Weber

La notion de sécurité est ancienne. Dès l’antiquité, Platon et Aristote qui n’avaient certes pas l’idée d’une liberté individuelle à préserver, théorisaient déjà sur la nécessité de mettre en place des pouvoirs pour assurer la sécurité aux frontières et éviter les conflits dans la Cité. La sécurité justifiait, alors, l’emploi de gardiens professionnels pour Platon aussi bien dans La République que dans Les Lois. Ces gardiens doivent obéissance au pouvoir central, qui, idéalement, est celui du roi-philosophe ou du philosophe-roi. Autrement dit, la sécurité dépend exclusivement du pouvoir central et n’autorise aucune dérogation de la part des citoyens. C’est ce modèle qui était dominant dans les Cités de la Grèce archaïque et que Platon tentera d’imposer en Sicile, à Syracuse.

Ensuite, Thomas Hobbes va justifier dans Le Léviathan la mainmise exclusive de l’État sur la sécurité et la nécessité d’une monarchie absolue seule apte à assurer la sécurité des citoyens. La base du contrat est bien la protection d’un droit individuel, la propriété de son corps et le droit à sa sécurité. Et seul le désir de préserver un droit naturel, celui de se maintenir en vie, conduit à accepter de perdre potentiellement tous les autres droits afin de permettre à l’État de monopoliser toute la violence légitime sous peine de retomber dans cette jungle de la guerre de tous contre tous, alimentée par l’orgueil et le désir infini. Par conséquent, l’État peut, s’il le juge utile, s’opposer à toutes les libertés sauf à ce droit à la sécurité, source de sa légitimité. D’où, d’ailleurs, cette image du Léviathan, ce monstre sorti des eaux qui inspire la terreur et auquel aucun humain ne peut résister reprise du « Livre de Job » dans la Bible.

Enfin, la thèse de Max Weber qui postule que la sécurité est l’une des composantes de la souveraineté de l’État par son idée du monopole de la contrainte physique légitime, ne fait que reprendre un débat, qui, après deux mille ans, n’a jamais été clos. Ce qui signifie que la question de la démocratie reste pour lui un équilibre difficile à tenir entre ce droit à la sécurité et ces autres libertés, dont il perçoit bien par ailleurs qu’il est instable dans toute République libérale. Et sans doute faut-il voir dans cette difficulté ses thèses favorables, avant la Seconde guerre mondiale, à un exécutif fort.

Après la guerre, il se prononce plus clairement encore pour une démocratie autoritaire par le soutien à un modèle de démocratie plébiscitaire, de type gaulliste, contre le parlementarisme de type lockien, qui lui paraît par essence inapte à une bonne gouvernance. Cette façon d’essayer de se tenir entre autoritarisme et libéralisme après l’échec de la République de Weimar et celui de la IVe République, l’amène en vérité plus proche d’une vision étatiste de la sécurité (voir R. Harmsen, « De Gaulle et Max Weber : problèmes et problématique de la légitimité », De Gaulle en son siècle : tome II).

Politique de sécurité et culture nationale

Sans doute faut-il voir dans ces difficultés à aborder la question du rôle de l’État, les affirmations et déclarations politiques plus ou moins pensées qui tentent de poser les fonctions régaliennes de l’État dans ce jeu des libertés avec les nouveaux risques et les nouvelles menaces. Ceux-ci contraignent à se poser la question de l’efficacité d’une politique de sécurité publique dans le cadre d’un respect de la culture d’une nation. Ce qui revient à rejeter tout dogmatisme pour reprendre la problématique aristotélicienne dans son questionnement pragmatique : quel type de sécurité et pour quelle responsabilité ?

L’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme impose aux États membres, le droit à la vie comme une obligation de maintien de l’ordre.

Les articles 1er de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et de la Constitution de 1958 évoquent l’égalité comme corollaire à la sécurité.

Le Conseil constitutionnel dans une décision a créé un lien entre le maintien de l’ordre et les libertés en admettant que

« la prévention des atteintes à l’ordre public et la recherche des auteurs d’infractions [sont] tous deux nécessaires à la sauvegarde de droits et de principes à valeur constitutionnelle ».

Le législateur a affirmé à plusieurs reprises que « l’État a le devoir d’assurer la sécurité ». Il a, également, reconnu lors du vote de la loi relative à la sécurité quotidienne que la sécurité

« est un devoir pour l’État, qui veille sur l’ensemble du territoire de la République, à la protection des personnes, de leur biens et des prérogatives de leur citoyenneté, à la défense de leur institution et des intérêts nationaux, au respect des lois, au maintien de la paix et de l’ordre publics ».

La sécurité, un droit fondamental ?

Ces dispositions suffisent-elles à faire de la sécurité un droit fondamental ?

Un droit est considéré comme fondamental s’il est protégé par des normes constitutionnelles, européennes et internationales. Par ailleurs, un droit fondamental doit présenter les critères d’un droit subjectif c’est-à-dire un droit inhérent à la personne.

S’agissant d’abord de la notion de droit fondamental, le droit à la sécurité a été reconnu à plusieurs reprises par le législateur : en 1995 ; en 2003 ; comme en 2001. Pourtant, cette reconnaissance législative n’est pas suffisante pour faire de la sécurité un droit fondamental. En effet, le principe veut qu’un droit soit fondamental lorsqu’il reçoit une consécration au rang de norme supralégislative. Or tel, n’est pas le cas. Il ne s’agit ni plus ni moins que d’un « droit fondamental législatif » pour reprendre la formule du professeur Didier Ribes. D’ailleurs, le Conseil d’État a déjà eu l’occasion, en rejetant une requête en référé-liberté d’indiquer que le droit à la sécurité ne pouvait constituer une liberté fondamentale.

Pour le Doyen Louis Favoreu, un droit fondamental désigne

« un droit subjectif de valeur constitutionnelle ou conventionnelle qui s’accompagne d’un mécanisme de contrôle juridictionnel lui permettant de produire ses effets à l’encontre des normes inférieures ».

En effet, les pouvoirs publics n’ont pas d’obligation de résultat, mais une obligation de moyens dans leur mission de sécurité. Dans une décision, le Conseil d’État a reconnu que si

« l’autorité administrative a pour obligation d’assurer la sécurité publique, la méconnaissance de cette obligation ne constitue pas par elle-même une atteinte grave à une liberté fondamentale ».

Autrement dit, la sécurité n’est pas un droit opposable à l’État ce qui lui retire pour conclure ce point toute portée fondamentale.

L’ordre public

S’agissant ensuite, de la reconnaissance d’un droit subjectif à la sécurité, un droit est subjectif lorsqu’il s’accompagne d’un mécanisme de contrôle juridictionnel. De plus, le Conseil constitutionnel a déjà eu l’occasion de dire sur le droit fondamental à la sécurité contenu dans la loi pour la sécurité intérieure qu’il ne créait aucun droit au profit des individus et ne générait aucune obligation nouvelle sans donner de nouveaux pouvoirs à l’administration. En effet, si le Conseil constitutionnel a reconnu la sécurité des personnes et des biens comme un principe à valeur constitutionnelle, il n’en a pas pour autant déduit un droit à la sécurité.

D’ailleurs, Marc-Antoine Granger estime que le droit fondamental à la sécurité est inexistant. Toutefois et à considérer que la sécurité publique pourrait faire l’objet d’une constitutionnalisation ce n’est qu’au travers de sa notion d’ordre public comme composante essentielle de la police administrative comme l’affirme très justement le professeur Olivier Gohin.

Des réparations comme reconnaissance d’un doit à la sécurité ?

Néanmoins, le législateur, conscient de ses lacunes, a ouvert deux dispositifs permettant à un individu d’agir en cas de légitime défense et lorsqu’il est victime d’un vol ou d’une dégradation. Il s’agit là de mesures destinées à pallier aux carences de l’État dans sa mission de sécurité.

Toutefois, certaines victimes obtiennent réparation auprès de fonds spéciaux ou directement auprès de l’État après avoir subi un préjudice consécutivement à une atteinte à leur bien ou à leur personne. N’est-ce pas la reconnaissance d’un droit à la sécurité ?

Par exemple, le tribunal administratif de Nîmes a condamné, le 12 juillet 2016, l’État dans l’affaire Mohamed Merah. Le juge administratif a considéré à cette occasion que

« les fautes commises par les services de renseignements dans la surveillance de Mohamed Merah ont fait perdre une chance d’éviter le décès d’Abel Chennouf ».

Le tribunal a reproché à l’État d’avoir commis une faute dans la surveillance du terroriste. L’État a été condamné à indemniser la famille de la victime.

Une autre décision du 10 février 1982 contredit cette condamnation. Cet arrêt a refusé à la Compagnie aérienne Air-Inter la réparation d’un préjudice subit après un attentat. La plus haute juridiction administrative a relevé à cette occasion « la difficulté de prévoir la nature, la date, le lieu et les objectifs » d’une attaque terroriste. Le Conseil d’État a simplement mis à la charge de l’État l’obligation de mobiliser les moyens suffisants pour prévenir la survenance d’actes terroristes.

Pour conséquent, la responsabilité de l’État peut être engagée en cas de négligence ou de carence ce qui ne permet pas d’en déduire qu’il s’agit d’un droit à la sécurité. En effet, la chambre civile de la Cour de cassation a rejeté l’idée qu’il pouvait exister une solidarité nationale en faveur des infractions des victimes pénales (Civ. 2e, 8 sept. 2005, n° 04-12.277.). Pour obtenir réparation, la victime doit démontrer une faute lourde de l’État ce qui n’est pas toujours simple.

L’État n’a qu’une obligation de moyen, mais…

Pour conclure, l’État ne dispose pas d’une obligation de résultat en matière de sécurité. Il a à sa charge, tout au plus, une obligation d’intervention ou de non-intervention sauf lorsqu’il s’agit de mission tenant à la sauvegarde de l’ordre public.

Un droit à la sécurité est-il, par ailleurs, souhaitable ? Imaginons qu’un tel droit puisse exister. Cela reviendrait à donner la possibilité à tout individu de demander réparation et/ou demander la mise en place d’un dispositif spécifique pour assurer sa sécurité. Il va sans dire qu’une telle politique serait trop onéreuse, voire impossible à mettre en œuvre.

C’est probablement pour cette raison que le Conseil constitutionnel a fait de la sécurité un objectif à valeur constitutionnelle mettant ainsi à la charge de l’État qu’une obligation de moyen.

Conclure sur cette obligation de moyen, c’est revisiter le pacte ayant permis de passer de l’état de nature à l’état de droit. En effet, les individus ont abandonné leurs droits naturels notamment de se défendre au profit de l’État sous réserve qu’elle assume correctement ses missions.

Les carences de l’État poussent, aujourd’hui, d’une part certains élus à créer des polices municipales souvent en concurrence avec la police nationale et d’autre part des individus à se regrouper pour assurer leur sécurité en dehors de tout cadre légal.

Il existe, aujourd’hui, un danger de délitement de notre système si le législateur ne redéfinit pas correctement ses missions dites prioritaires et les autres missions qui pourraient faire l’objet d’un transfert aux collectivités et aux acteurs privés de la sécurité.